Espaces de transit
Les toilettes publiques sont à la fois le pivot de la volonté d’hygiène qui caractérise le développement des sociétés modernes, et le dernier lieu d’intimité qu’elles nous réservent au milieu des autres. Avec sa série « Photos de chiottes », présentée à Vol de nuits, Claire Béguier interroge cet espace hautement codifié qui balise le tissu urbain, le symbole trivial d’une « modernité » qui a conquis tous les aspects de notre existence.Vous qui venez ici dans une humble posture/ De vos flancs alourdis décharger le fardeau
[1] », vous êtes ici chez vous. Ici ? Dans n’importe quel WC qui dispose d’un verrou. Claire Béguier a compris l’intérêt de ces lieux d’aisance à cheval entre espace public et espace privé. Lors d’une visite au Palais de Tokyo, en 2007, elle décide de se prendre en photo dans les toilettes. Offrant son corps au regard de l’autre, dans une posture si commune mais peu montrée, la photographe poursuit cette mise en scène de soi qui est au cœur de son travail. Le choix des toilettes relève aussi d’une raison pratique. Pour vivre, Claire Béguier a travaillé comme intervenante dans un collège. Comment délimiter un lieu de création propice, disponible et privatif, dans ces conditions ? « Le seul espace qu’il me restait, c’était quand j’allais aux toilettes pendant les récrés et les pauses, elles devenaient alors mon espace de création ».
Partout où il y a des toilettes, Claire finit par y voir un studio. Détournés de leur fonction initiale, ils délimitent un espace d’intimité pour créer. Ainsi, de la France à la Côte d’Ivoire, en passant par le Maroc ou le Portugal, elle multiplie les prises de vue, dans les trains, les aéroports, les bars, cinémas et autres restaurants.
Ces autoportraits pris sur l’instant sont emplis d’humour et d’autodérision. Dans ces instantanés, l’impression de « fait à la sauvette » relègue l’esthétique de la photo au second plan. Le cadrage spontané libère la photographe des contraintes techniques de son travail photographique habituel (en numérique reflex ou compact, avec beaucoup de mise en scène).
De l’accumulation de ces scènes brutes, instants furtifs d’un quotidien caché des regards indiscrets mais donné à voir, se dégage une certaine violence. Une violence qui n’est pas étrangère aux habitudes photographiques développées par le mariage d’internet et de la photo numérique. Avec « Photos de chiottes », Claire Béguier révèle les liens troubles entre selfshot et voyeurisme, les contradictions d’un espace privé qui se verrouille et se dévoile, irrésistiblement.
Nicolas Treiber
« Le petit endroit », poème d’Emmanuel Arago.