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  • Anke Doberauer
  • Anke Doberauer / Bleu
  • Entretien entre Anke Doberauer et Philippe Cyroulnik

    A l’époque de la prédominance du média photographique pourquoi choisir le parti pris du tableau pour tes portraits ? Pour être en avance sur mon temps, évidemment…. J’ai fait de très belles photos N & B, tirées sur baryté, mais ce n’était que du matériel pour mes peintures. En Allemagne, contrairement à la France, on n’a jamais eu besoin de se justifier du fait qu’on peignait. On aurait peut-être demandé pourquoi avoir choisi une peinture léchée, peaufinée – chose impossible au milieu des années 80 – au lieu de faire de la peinture gestuelle ou abstraite comme tout le monde. C’est plus tard qu’on m’a posé ta question, quand émergeaient les photographies cibachromes géantes, au début des années 90. La réponse est simple. La peinture est un médium sans redondance: ce qui est peint, l’est par mon choix, et non pas parce que c’était là par hasard. Toute touche de pinceau est passée par moi, filtrée par mon regard. C’est le plus réfléchi, le plus spirituel des médiums. Puis il y a le côté «haptique» de la peinture, la matière rendue immatérielle, la couleur, la lumière. On arrive à créer un effet tridimensionnel, une illusion d’espace. C’est subtil, ça reste illusion. C’est aussi le médium le plus sensuel – on parvient presque à faire sentir le toucher de la peau ou des tissus. Le rapport au temps est très différent entre la photographie et la peinture. La photo ne peut que montrer le passé, la peinture montre la présence. Elle bénéficie de l’aura de l’œuvre unique à laquelle ne pourra jamais prétendre la photographie, médium de reproduction par excellence. Tu abordes des genres classiques de la peinture : paysage, nature morte, portrait. Certains de tes portraits rejouent  des poses ou des compositions précises de l’histoire de l’art (Vélasquez, Goya ou les souliers de Van Gogh et d’autres).  Pourrais-tu nous parler de ces « conversations » avec de grandes figures de l’histoire de la peinture qu’on rencontre de façon régulière dans ton oeuvre ? L’art se fait toujours à partir de l’art. Moi je m’intéresse particulièrement à la lignée «espagnole» de la peinture, de Vélasquez, Goya, Manet, Van Gogh si on veut, puis Barnett Newman, Francis Bacon. Ces peintres ont en commun un soin particulier accordé à la silhouette qui est simplifiée à l’instar de l’estampe japonaise, une prédominance de la verticalité, et une absence de perspective centrale au profit de la perspective «inversée» de la peinture médiévale. L’Espagne n’a pas connu de période de renaissance. Vélasquez transfère ses débuts de peintre religieux presque moyenâgeux via un caravagisme très moderne en quelque chose d’inouï. Il recycle le canon rigide du «décorum» du portrait de cour de son temps en l’emplissant d’une vie charnelle et frémissante. Il en tire quasiment des icônes de la condition humaine : l’esclave, le courtisan, le roi, le pape, le fou. Ses personnages ont une présence inconnue depuis l’époque des madones byzantines. C’est cette présence que cherchait aussi Newman. Tu travailles avec des modèles pour lesquels tu as de l’empathie. En quoi cette proximité avec les modèles t’est-elle importante ? Je m’intéresse aux gens, rien d’autre. J’ai deux façons différentes de procéder, pour faire ce que tu appelles des «portraits». Il y a les portraits proprement dits, que je ne peins qu’en série. Pour cela, les modèles posent, ils sont présents pendant tout le temps que dure le travail. Comment alors ne pas avoir de l’empathie, comment ne pas se rapprocher du modèle ? C’est une expérience unique – la personne qui se donne, ou ne se donne pas, au peintre pour être peint. Il faut de la confiance et de l’abandon. C’est un peu comme chez le coiffeur, mais naturellement ça va beaucoup plus loin. Il y a beaucoup de tendresse dans le geste du pinceau, caressant le moindre détail, le moindre pli. C’est très intime. Ça change aussi la relation entre deux personnes, entre le peintre et le modèle. Cela aussi m’intéresse – par exemple en peignant mes étudiants et ainsi, inversant les rôles, en m’exposant à leur critique. L’autre procédé, c’est celui des grands personnages en pied, qui sont le plus souvent des hommes. Là, je dois bien connaître la personne, car pour un si grand tableau, il ne pourra pas poser tout le temps. J’utilise donc aussi des photos que je fais moi-même, et ma mémoire, sans laquelle le personnage représenté n’aurait pas de vie. Ces grandes figures ne sont pas des portraits, mais je tiens beaucoup à ce qu’il y ait de la ressemblance. Comme l’idée d’un tel tableau est élaborée à partir de la personne que je veux peindre, cette personne en est en quelque sorte le thème. Si ça réussit, il émane du tableau fini quelque chose de ce que cette personne dégage, de son «aura». Certains ensembles de portraits sont caractérisés par des couleurs très vives à l’opposé de la couleur locale et des fonds très acidulés évoquant me semble-t-il l’artifice  de l’univers publicitaire. Ce choix vise-t-il à te départir de tout naturalisme ou à reprendre à ton compte le monde de l’image artificielle qui caractérise notre environnement visuel ? Ces fonds colorés je les ai faits avant la pub, à la limite c’est eux qui m’ont imité. Ils existent d’ailleurs depuis plus longtemps que le naturalisme, par exemple dans la peinture romaine de Pompéi, les enluminures du moyen âge ou les fresques de Fra Angelico au cloître Saint Marc à Florence. Et puis, il y a le rayonnement idéal du fond doré des icônes byzantines ou de la peinture religieuse. C’est le Bauhaus et ses successeurs, les peintres du «réalisme abstrait» américain, qui sont les parrains de mes fonds colorés. Tu fonctionnes aussi par grands ensembles de paysages qui évoquent le panoramique ou le travelling. Est-ce en rapport avec l’image et la saisie photographique ou filmique ou est-ce une façon de systématiser l’étude d’un « sujet » ou d’un motif ? Il faut savoir que tous mes paysages sont peints «sur le motif». Il faut pouvoir les terminer dans un temps très restreint de quelques heures, car le soleil tourne. Le temps aussi change. Les panoramiques sont partis du fait qu’habitant Marseille je m’étais dit qu’il fallait avoir peint au moins une marine. Mais comme les bateaux ne m’intéressaient pas, il ne reste pas grand-chose à peindre, à part cette ligne d’horizon bien droite. J’ai tourné ma tête des deux côtés jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Comme il a fallu tourner la tête, il était clair qu’on ne pouvait pas rentrer tout ça sur une même toile. J’ai donc peint une ou deux petites toiles par jour, essayant de saisir l’atmosphère précise de cet instant. Il est clair que la dimension du temps est inhérente au procédé de cette peinture. Le cadrage se rapproche de la prise de vue photographique. Curieusement, alors que cela faisait deux ou trois ans que je peignais ces panoramiques, ils ont inventé le format photo APS permettant de prendre des photos panoramiques. Le panoramique était donc «dans l’air», il n’y avait pas que moi qui avais envie de me représenter moi-même comme le centre du monde… Est-ce que des critères précis déterminent tes choix de paysages ou de sujets ? Pour les paysages : je peins la nature avec des traces d’urbanisation, dans la région où je me trouve, en évitant toujours que prédomine l’architecture. Mais grosso modo je peins ce qui m’entoure. Il en est de même pour les séries de portraits. Ces groupes se constituent de gens qui se trouvent autour de moi dans un moment donné. Ils ne forment un groupe qu’à travers moi. En regard d’autres modes de production de l’image ou d’une représentation  du monde, qu’est-ce qui te semble le plus important dans le fait de peindre ? J’ai répondu précédemment. Reste peut-être à rajouter que chez moi il y a toujours un rapport à l’échelle. Je travaille de préférence 1:1. Une photo grandeur nature n’a pas beaucoup de présence, par contre une toile de 2 x 1 m de surface colorée a une présence énorme, même sans figure humaine peinte. Une présence qui évoque la présence humaine, et cela rien que par le format. Cette présence, impossible de la reproduire dans un catalogue. Aujourd’hui, les gens confondent souvent le tableau et sa reproduction. Mais en faisant abstraction de l’échelle, de la matière et du vrai rapport des couleurs, il ne reste du tableau que l’anecdote. Ce qui chez moi n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant, puisque je ne fais pas une peinture narrative. J’ai d’ailleurs remarqué que dans la reproduction, souvent la bonne peinture y perd toutes ses qualités. La mauvaise par contre y gagne, elle profite de la surface unifiée et de la petite échelle, qui effacent ses faiblesses. Par rapport à tes contemporains (peintres, photographes ou autres artistes), quels sont ceux dont tu te sens proche et quels sont ceux qui ont marqué ta réflexion et ta pratique de l’art ? Je me sens proche d’une génération plus âgée que moi, celle des Thomas Ruff, Jeff Wall et Stephan Balkenhol. J’ai commencé presque avec eux, ou très peu après. En découvrant leur travail, je me sentais moins seule. Ceux qui m’ont marqué: le point de départ et l’obstacle étaient les minimalistes et Beuys. Celui qu’il fallait dépasser: Gerhard Richter. Ce dont on voulait à tout prix se distancier: la nouvelle figuration «Neue Wilde». Les issues possibles: l’ironie et l’humour du Pop Art allemand (Polke), des positions comme Kippenberger, Büttner mais aussi Johannes Brus. Puis le neo-classicisme post-moderne de mon propre professeur Ben Willikens, et de «l’école munichoise» des Gerhard Merz et Günther Förg (tous devenus mes collègues à l’Académie de Munich depuis). Ils avaient eu le mérite de briser un dernier tabou en Allemagne, en se servant de l’esthétique neo-classique, laquelle dans la tête des gens était restée associée à l’esthétique nazie. Finalement, ceux qui m’ont montré le chemin: Robert Mapplethorpe et Cindy Sherman. Ce qui caractérise de façon dominante tes peintures, c’est l’absence de mouvement représenté, qu’il s’agisse du corps, de la vie urbaine ou rurale. Pourquoi ce parti pris d’éliminer de ton travail ce qui pourrait rappeler « la scène de genre » ou « les tableaux de la vie moderne » ? Je n’ai rien éliminé. Le point de départ de la peinture est la toile blanche, le mur. Ensuite, on rajoute. J’ai rajouté une atmosphère colorée, une lumière spécifique, une personne avec son aura. Je me suis toujours défendue contre le terme «réalisme». Ce n’est pas la narration, mais la présence qui m’intéresse. Ou l’absence, ce qui est la même chose. Du mystère. Je n’explique rien. Peut-on dire que tu évites la contextualisation sociale ou psychologique dans ta peinture ? Non. Ce contexte est assez présent par la façon de s’habiller, de se tenir, la coiffure et les accessoires des personnes représentées, au moins dans les séries et les grands panoramiques aux figures de «repoussoir». Les grands tableaux d’hommes par contre sont autre chose. Il s’agit là moins de portraits que de quelque chose comme des pièces de théâtre pour une personne, avec des rôles et des costumes. Souvent, un même modèle-acteur pose pour plusieurs tableaux. J’étais très influencée par la théorie du théâtre épique de Brecht, ça m’intéressait de voir comment on pouvait à la fois jouer son rôle et sortir du rôle.

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