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  • Iris Levasseur
  • Légères anesthésies et dérivation, Iris Levasseur
  • Huile sur toile, 215x195cm, 2010

    Iris Levasseur
    Légères anesthésies et dérivation

    A l’occasion de son exposition à la galerie Dukan&Hourdequin à Marseille (Légères anesthésies et dérivations, 11 septembre – 13 novembre 2010), Iris Levasseur présente une sélection de toiles de grand format, dans lesquelles elle met en scène des personnages au cœur de situations insolites, voire perturbantes. C’est avec des couleurs résolument vives et parfois acides que cette artiste, née en 1972 à Paris et qui enseigne à l’École des Arts Décoratifs de Paris, choisit de s’intéresser aux flâneurs, à ceux qui déambulent dans Paris et dans sa périphérie, les dessinant sur le vif afin de les incorporer dans des scènes qui s’apparentent aux rêves. De ces images relativement nettes et détaillées, qui émergent d’un fond parfois maculé de coulures, découle une certaine tension. Certaines toiles font explicitement référence à la peinture religieuse, par le choix des titres (Pleurants, Déposition), tandis que les attitudes des personnages, de même que l’absence descriptive d’un espace précis, ôtent tout effet narratif et rappellent la peinture de Max Beckmann ou d’Otto Dix. Récemment, Iris Levasseur a exposé une série de dessins intitulés Quelques vies de la tarentule (Galerie Pascale Guillon, Tavel, Gard), dans laquelle des couples et des trios de personnages, plus ou moins dénudés et souvent masqués, évoquent un univers nettement inquiétant. Nombreux sont les personnages représentés allongés. Sont-ils blessés, morts ou simplement en train de dormir ? « Convertir ces regroupements d’individus des deux sexes en histoires quotidiennes ou en scènes psychologiques, ce serait les appauvrir et leur imposer un sens unique, alors qu’ils peuvent en suggérer plusieurs. » (1) Au spectateur d’imaginer les réponses. Ce qui compte, c’est de suggérer, de proposer des images issues du rêve afin de stimuler nos capacités de déduction.

    Je voulais t’interroger sur ta relation à l’image. Tu combines des moments où tu revendiques le médium, avec des coulures, des jeux de glacis, des transparences, à d’autres parties où, à l’inverse, tu affirmes le soin du détail, notamment dans les vêtements très contemporains. Comment gères-tu cette tension entre les différents aspects de l’image ?

    Mon travail relève de la peinture plus que de l’image. Cependant, je suis une grande collectionneuse d’images. J’en fabrique régulièrement grâce à la photographie et je prélève un peu partout des images qui s’accumulent dans l’atelier. Il m’arrive d’en voler ou d’arracher des images, un peu de manière addictive. L’utilisation du médium de la peinture permet de gonfler l’image et d’augmenter son potentiel de lecture. En peignant, je me détache de l’image utilisée, je glisse progressivement vers la peinture qui est en soi-même une question. La force de ce médium crée une infinie possibilité d’actions. Comme j’aime qu’il y ait une certaine distanciation, je m’efforce d’effacer mes gestes. J’ai toujours été touchée par les grandes fresques de Giotto, Masaccio ou Pierro della Francesca. Il y a un certain mystère dans l’apparition des figures et leur luminosité. Je recherche moi aussi une lumière qui surgirait de derrière le mur ou de la toile.

    Cet intérêt pour le détail est nettement visible dans l’attention portée aux descriptions vestimentaires qui sont très réalistes. En effet, l’habillement des personnages et le rendu des baskets ou des plis des jeans est toujours très soigné. Il s’inscrit par-dessus les couches picturales du fond. Certaines parties viennent vers l’avant, d’autres reculent…

    Les vêtements sont autant d’excuses pour tenter de donner à voir un corps sculptural. J’établis une sorte de relevé topographique que j’hypertrophie volontairement grâce à la peinture. Je travaille relativement lentement pour ne pas saturer la toile. Différentes couches fines de peintures sont apposées pour donner une certaine illusion de profondeur. Je procède par soustraction et par empreintes afin d’accentuer le potentiel de transparence. Ainsi les corps et les espaces deviennent traversables du regard.

    Les personnages qui peuplent tes toiles ont parfois un aspect fantomatique, comme des ombres colorées, plus ou moins denses.

    Je cherche à enregistrer la présence des corps humains. Les enveloppes corporelles sont traitées de manière à souligner la grande vulnérabilité des corps. Longtemps, j’ai peint des personnages sans ombres sans même m’en rendre compte. J’étais tout simplement attirée par l’idée d’un corps qui évoluerait en dehors de l’attraction terrestre. J’envisage un corps que l’humain pourrait déserter, une figure proche de la dépouille. Les nouveaux moyens de communication me laissent penser que l’on s’achemine vers un corps de plus en plus immatériel.

    A la verticale

    Si l’on poursuit avec cette idée de montrer des fantômes, on a souvent l’impression d’être devant des scènes un peu figées, comme un moment suspendu dans un rêve ou un cauchemar. On pense à l’univers de certains films de David Lynch. Justement parce que l’espace n’est pas très défini, du fait des jeux de transparence. Ces images sont-elles celles d’un rêve ou celles d’un film ?

    Elles proviennent tout le temps de rêves. On m’a souvent parlé des films de David Lynch. Je tente de les regarder mais j’en suis incapable. Ses films créent une tension nerveuse telle que je ne peux pas rester devant. Dans le rêve, ce que j’aime, c’est la problématique de la pesanteur que j’essaie d’évoquer en peinture. L’idée que l’on puisse avoir un poids, une attraction terrestre tout en s’en libérant. C’est ce que j’ai voulu faire ressentir à travers les espaces que l’on peut traverser. Comme dans un rêve, on peut courir et être très léger ou être très lourd. Cette possibilité de moduler le poids d’un corps, c’est quelque chose qui m’attire beaucoup en peinture.

    Face aux toiles, le spectateur ne sait pas s’il se trouve devant un événement d’ordre réaliste ou un fantasme. Quels éléments s’appuient sur la réalité ? Ya-t-il des accroches au réel, par le biais de modèles, de photographies, d’éléments prélevés dans la réalité ?

    Je prélève une quantité d’images, notamment des gens qui sont dans mon entourage que je photographie. Dans toute œuvre, il y a une sorte de journal intime extrêmement distancié. Je ne crois pas qu’on puisse lire entièrement la vie de quelqu’un à travers son travail mais cela suit la manière dont on vit au jour le jour. Il y a toujours une part fantasmée, car le fantasme fait partie de la vie.

    Je puise dans la réalité et je construis avec afin de faire gonfler ce réel.

    Pour en revenir à l’espace pictural, j’ai vu cet été à l’occasion de l’exposition Dynasty au Palais de Tokyo des peintures de Guillaume Bresson. Les scènes qu’il montre dans des parkings souterrains sont assez violentes, avec leur éclairage affirmé. A ta manière, tu exprimes aussi une violence, mais plus diffuse, comme dans Les Amis. On a l’impression d’être témoin d’une agression mais on en est pas très sûr. Tu peins aussi beaucoup de jeunes qui zonent, quel est ton rapport à la banlieue ou à la ville ?

    Effectivement, je suis perméable à tout ce qui m’entoure. Tout ce que je vois s’inscrit dans mes tableaux. J’habite près de la Gare du Nord et je vais travailler à Aubervilliers, à Pantin. Ce décor est celui que je traverse lorsque je circule à vélo et il oriente mon regard sur la ville. Or ce regard est
    surtout amoureux, un peu comme celui de Pasolini sur les gens qu’il filme. Je peux être fascinée par tout ce que je vois : une paire de baskets, un jean, une chemise qui a été rapiécée, une petite cicatrice… Je regarde souvent les gens et il y a du désir dans ma manière de les observer… La peinture vient de là aussi. De cette possibilité de recréer des figures à taille réelle. J’ai la volonté de présenter des personnages proches de la grandeur nature, c’est pourquoi je ne coupe pas les figures. Je peins des grands formats qui facilitent une certaine immersion physique. Devant une toile, on assiste alors à une scène entière comme au théâtre.

    Certaines figures regardent le spectateur, cherchant à le solliciter ou bien affirmant leur exhibition avec défi. Regarder le spectateur, c’est le faire participer. C’est aussi le mettre en position de voyeur. J’aspire à créer une certaine tension lorsque je construis des corps. Je sens que je veux empêcher toute tranquillité potentielle du spectateur et maintenir une forme d’instabilité visuelle. La présence des masques est récurrente. Parfois, ces masques creusent comme un trou dans la toile. On ne sait pas si ce sont des masques de protection ou s’ils relèvent de visions purement cauchemardesques. Nous avons tous une série de masques et d’attitudes. Dans les visages humains, il est vraiment difficile de saisir l’expression.
    Savoir ce que quelqu’un pense.Il y a le masque et sous le masque. C’est comme en peinture, il y a une stratification qui est réelle dans la matière mais il y a aussi la stratification du fantasme. Chacun est obligé de faire face à ce qui se dérobe en soi.

    (1) Philippe Dagen, Les corps de rêves d’Iris Levasseur, Le Monde 2, 22 août 2009.

    Isabelle Doleviczényi-Le Pape

    Isabelle Doleviczényi-Le Pape est professeur agrégée d’arts plastiques, docteur en esthétique, sciences et technologie de l’art. Elle est l’auteur de l’esthétique du deuil dans l’art allemand contemporain : du rite à l’épreuve chez l’Harmattan, paru en 2010

    interview a paraitre dans Performarts, sept 2010

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