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  • NOÉ SOULIER

    Idéographie

    Performance le 01 octobre 2012 à 19h00 pile

    Noé Soulier en résidence du 3o septembre au 07 octobre 2012 chez OÙ – Marseille (Contact : noesoulier@gmail.com)

    Un partenariat ACT’ORAL – OÙ

    http://www.actoral.org/

    Conception, performance: Noé Soulier

    Lors de sa résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, entre janvier et décembre 2011, le chorégraphe Noé Soulier travaille à la création d’une nouvelle pièce, Idéographie, où il compose des argumentaires théoriques disparates en employant des outils chorégraphiques, musicaux ou cinématographiques. Loin de défendre une thèse, il engage l’auditoire dans une expérience de pensée structurée à partir de principes dramaturgiques (rythme de la parole, jeu avec les attentes, etc). La polyphonie de pensées qui en résulte est l’occasion de re-visiter le discours théorique classique par l’expérience vivante d’une construction en train de se faire.
    L’état de ces recherches est présenté au fur et à mesure dans le Journal des Laboratoires, dont les articles sont également publiés sur ce site. La pièce a été présentée une première fois dans une forme non définitive, lors d’Edition Spéciale #0, le 30 avril 2011 et depuis à plusieurs reprises en France et en Europe.

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    Idéographie¹ par Noé Soulier

    Le contexte dans lequel on approche la théorie à l’université est très spécifique. Il existe des formats définis auxquels on doit se plier : conférences, cours, mémoires, essais… Ces formats conditionnent le type de discours que l’on peut produire. Les échanges se font entre des interlocuteurs spécialisés et selon des protocoles définis. Naturellement, ces formats ont leur raison d’être au sein de l’académie. J’aimerais utiliser le contexte du théâtre, qui implique des contraintes très différentes, pour transformer les conditions mêmes du travail théorique. Le contexte dans lequel on se place détermine pour beaucoup ce qu’il est possible de penser. En transformant le contexte, j’espère donc transformer ce possible. Les règles en place dans un contexte universitaire n’ont pas cours au théâtre et vice-versa. L’enjeu est donc double: qu’arrive-t-il à la théorie lorsqu’on change le contexte de son élaboration ? Mais aussi : comment l’utilisation du théâtre comme contexte de production théorique affecte-t-elle notre perception du théâtre lui-même ?

    I.    Contexte et interprétations
    Je ne citerai pas directement les textes, et je ne mentionnerai pas l’auteur, le titre et la période à laquelle ils ont été écrits. Chaque texte sera analysé en suivant précisément la manière dont il est construit : axiomes, inférences, exemples… C’est le contenu extrait de cette analyse qui formera le matériel de la composition. Il ne s’agit donc pas d’une lecture directe de textes existants, mais d’une reformulation. Ce n’est pas un travail d’acteur où l’on essaierait de donner vie à des textes existants, mais une pensée qui s’élabore oralement sur un plan structuré. Le travail d’analyse des textes fournira pour chacun d’entre eux des plans très précis qui seront les matériaux de base de la composition.
    Lorsque l’on approche des textes théoriques, on est souvent confronté à une interprétation établie qui délimite la lecture que l’on peut en faire. Le fait de présenter ces idées hors de leur contexte permet de contourner cette lecture établie, et d’offrir de nouvelles possibilités de compréhension. Il s’agit d’élargir et d’ouvrir le champ des interprétations possibles, mais aussi de conférer à ces textes une urgence que l’approche habituelle tend parfois à émousser. L’interprétation établie rend souvent plus acceptables les idées et les positions que l’on trouve dans les textes. Elle nous offre une distance et un regard critique qui nous protège de la force perturbatrice de ces idées et qui nous empêche de réellement nous y confronter. Sans dénier toute la pertinence de la prise en compte du contexte dans lequel sont produits les textes, j’aimerai profiter de la liberté qu’offre l’espace artistique du théâtre pour conduire une autre lecture de ces textes où leur violence, leur incompatibilité possible avec nos positions actuelles, et leur capacité à nous interpeller seraient soulignées et non adoucies².

    II.    Auteurs et œuvres
    Les différentes théories seront entremêlées, et des théories appartenant à des domaines très différents seront juxtaposées. Ainsi, je pourrai analyser l’augmentation de la productivité générée par la mise en place de la division du travail dans une usine de clous (Adam Smith, La Richesse des Nations), puis la variabilité chez les pigeons domestiques (Darwin,L’Origine des Espèces) sans que l’on perçoive nécessairement que je passe d’un texte fondateur du capitalisme et du libéralisme à la théorie de l’évolution.
    Dans La Mort de l’Auteur, Barthes remet en question l’autorité du point de vue de l’auteur dans l’interprétation des textes, et Foucault, dans Qu’est-ce qu’un Auteur?, pousse la critique encore plus loin, en s’interrogeant sur la pertinence de l’unité de l’œuvre dans l’analyse théorique. J’essaye ici de mettre en pratique cette émancipation de l’interprétation de l’autorité de l’auteur et de l’œuvre. En juxtaposant et en entremêlant les théories, j’espère susciter des liens, des correspondances, ou des oppositions entre des constructions théoriques qui n’ont à première vue aucun rapport. Je n’articulerai pas moi-même ces liens, j’essayerai plutôt d’offrir cette possibilité au spectateur. La simple juxtaposition des idées, sans commentaires particuliers de ma part, peut permettre au public de développer sa propre interprétation. Je propose un travail mental: comparer, distinguer, revenir sur ce qui a été dit, relever les contradictions, créer de nouveaux découpages, donner sens aux discours… Je ne détiens pas la signification de ce collage théorique. Il ne s’agit pas de développer une thèse en s’appuyant sur différents auteurs, mais de juxtaposer des éléments théoriques dans un ensemble dont le sens n’est pas évident de prime abord. Je n’essaierai pas de construire une conférence en choisissant des textes dont je peux analyser les liens à l’avance, mais au contraire de confronter ces textes sans préjuger de ce que produira cette confrontation. La plupart des discours théoriques sont orientés par une thèse. Il s’agit de proposer une certaine interprétation des choses, et de montrer toute la pertinence de cette interprétation. Ici, j’essaierai de construire un réseau d’idées sans l’organiser ou l’orienter vers une thèse que je défendrais. C’est peut être là ce qui constitue la spécificité de ce projet, et ce en quoi on peut parler d’un type de discours artistique et non simplement théorique.

    III.    Composition
    Le projet se compose de deux parties distinctes. La première est la juxtaposition de théories hétérogènes dont j’ai parlé jusqu’ici. Le matériel n’est pas composé selon une logique discursive mais à partir de stratégies de composition appartenant à d’autres domaines, particulièrement la musique et la chorégraphie. Ces stratégies pourront être soit des structures existantes qui déterminent l’ordonnancement (durées, répétitions, ordre…) des matériaux théoriques, soit des principes de composition qui guident le développement du discours. Certains modèles seront sûrement abandonnés, d’autres apparaîtront durant le processus. J’utiliserai ces types de composition pour éviter l’organisation du discours selon une logique argumentative, et pour constituer un réseau de concepts dont le sens et la portée ne sont pas prédéterminés. Il s’agit de produire un discours qui est pour le public comme pour moi un objet d’étude, et d’interroger quelles perspectives produisent ces différents modes de composition importés de la musique et de la chorégraphie au sein d’une construction théorique.
    La seconde partie consistera à appliquer ces modes de compositions non pas à un corpus de théories hétérogènes mais à un argument spécifique. Je choisirai un argument conduit selon une logique explicite, tel que l’on peut en trouver chez Spinoza et Kant, ou Carnap. J’analyserai les différentes phases de cet argument pour le décomposer dans ses plus petits éléments, et je le recomposerai selon les modes de composition que j’ai mentionnés. Je suis curieux de voir comment cette recomposition affecte l’argument: est-ce que le sens change? Est-il encore possible de comprendre l’argument? À quel point le comprend-on? Est-ce qu’il peut devenir plus facile à comprendre? Peut-il exister quelque chose comme un flashback logique? (Si les prémisses viennent après la conclusion, ou si un exemple vient appuyer une proposition développée auparavant.) Je présenterai les différentes recompositions en incluant l’original parmi elles.
    Il existe un précédent à ce type de recomposition. Descartes et Spinoza ont des manières très différentes d’exposer leur doctrines. Descartes reparcourt le chemin qui l’a mené à sa conclusion avec le lecteur, tandis que Spinoza présente l’argument à partir d’un minimum d’axiomes dont il fait dériver la conclusion selon des règles d’inférences définies. Cela produit deux types de discours différents: le discours narratif desMéditations Métaphysiques, et l’exposition systématique de L’Éthique. Dans les réponses aux objections aux Méditations Métaphysiques, Descartes, à l’invitation du Père Mersenne, offre une exposition géométrique du contenu des Méditations Métaphysiques. Cela produit une traduction d’un type de discours à un autre, et on peut se demander si la signification des deux textes est la même. J’entreprendrai un processus de traduction comparable, mais selon des modes de compositions étrangers à la logique discursive elle-même.

    Texte publié dans le Journal des Laboratoires janv.-avril 2011

    http://www.leslaboratoires.org/projet/id-ographie/id-ographie

    ¹ L’idéographie (« Begriffsschrift ») est un langage entièrement formalisé inventé par Gottlob Frege.
    ² Hannah Arendt, dans La Crise de la Culture, insiste sur la nécessité de nouvelles modalités de lecture des textes (probablement très éloignées de celles que j’élabore ici): « the thread of tradition is broken, and we have to read its authors as though no one had ever read them before ».

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    Entretien avec Noé Soulier par Alice Chauchat et Nataša Petrešin-Bachelez*

    Alice Chauchat Dans ton travail pour Idéographie, qu’est-ce qui a changé depuis le début du processus?

    Noé Soulier Quand j’ai montré la première version du travail fin avril, c’était vraiment intéressant de voir ce qui n’était pas comme je l’avais imaginé. En venant d’un contexte universitaire, je pensais que la manière dont je manipulais les textes paraîtrait étrange, illogique, ce qui ne s’est pas tellement produit. Au contraire, les spectateurs parvenaient en permanence à faire des liens entre des textes très hétérogènes pour construire une sorte de discours global. Mon problème était qu’ils n’ont pas semblé percevoir la composition mais plutôt appréhender le tout comme un flux homogène. J’avais travaillé à produire un discours composé lui-même de discours d’origines multiples sans que chaque composante soit clairement identifiable, mais les contradictions et les relations entre ces textes me semblaient importantes et elles étaient peu transmises lors de cette présentation. Contrairement au contexte académique, il y a au théâtre une très grande tolérance pour la contradiction. Le public est habitué à faire des liens entre des éléments a priori sans rapport. Maintenant, je me demande comment rendre perceptible la composition elle-même. Je me suis rendu compte que j’avais surtout composé au niveau des phrases, de proche en proche, sans vraiment considérer l’architecture globale de la pièce: les sections et les parties. Cela offre beaucoup de possibilités et devrait rendre le travail beaucoup plus palpable. Je pense que ça permet aussi de produire un discours moins didactique qui est plus comme un labyrinthe. Je suis passé par plusieurs phases successives de déconstruction d’un discours logique. J’avais l’impression d’avoir déjà été assez loin mais je me rends compte que je peux aller encore beaucoup plus loin, d’une manière qui devient aussi de plus en plus intéressante au niveau discursif. Par exemple, il peut y avoir des greffes, d’énormes parenthèses, de courtes parenthèses dans d’autres parenthèses, etc. Je sais maintenant que les gens s’y retrouvent. J’ai établi une certaine clarté et je peux l’utiliser pour aller plus loin et pour créer d’autres rapports entre les textes.

    Nataša Petrešin-Bachelez Quels sont les modèles que tu utilises au niveau de la composition, par exemple quand tu parles de parenthèses ou de liaisons entre les différents textes?

    NS Les influences sont très variées. Certains types de manipulation viennent de la narration. Je pense par exemple à Hitchcock ou David Lynch pour le flash-back et les parenthèses. D’autres outils sont plus musicaux: les échos, les répétitions… J’ai introduit de vraies répétitions, qui n’étaient pas présentes avant; maintenant, je répète exactement la même phrase à différents moments et elle change de sens selon le contexte. J’ai parlé de rendre visible la composition, puis j’ai parlé d’un changement d’approche au niveau de la composition. Très schématiquement, jusqu’ici il y avait trois grandes parties: la première partie traitait du rapport entre la conscience et l’environnement, la seconde du rapport entre la conscience et le langage, et la troisième du rapport entre la conscience et le corps. Ces parties sont maintenant complètement entremêlées et cela permet des liens transversaux entre tous ces aspects. Un autre aspect qui me semble important est le fait que tout ce dont je parle est présent et qu’il s’agit avant tout d’orienter l’attention du spectateur vers tel ou tel aspect du corps, de l’espace, du langage, du rêve, etc. Il y a ainsi une vraie chorégraphie de l’attention.

    NPB À quel travail veux-tu inviter les spectateurs avec ta proposition? Il me semble que ta manière de composer est plus ou moins fixe mais que tu gardes la possibilité  d’improviser ou d’intégrer le spectateur/la spectatrice dans ton jeu, permettant ainsi une individualisation plus facile.

    NS Il y a peu d’improvisation en tant que telle; il y a une certaine ouverture à ce qui peut se passer, mais surtout il y a une transposition des textes dans la situation actuelle – qui peut d’ailleurs vraiment transformer les textes au bout d’un moment. Je ne parle jamais du corps en général, du langage en général ou de l’espace en général, je parle de ce corps, de mon corps ou du corps de la personne qui est là, du langage que je suis en train d’utiliser, de cet espace, etc. Il y a quelque chose de plus direct, mais aussi de plus concret, de plus perceptible, et c’est là que ça devient vraiment une expérience.
    Par exemple, au début de la pièce, je reprends la réduction phénoménologique de Husserl qui reprend elle-même le cogito cartésien. Mais le cogito cartésien, c’est une expérience. On a beau l’avoir compris, si on ne s’appuie pas uniquement sur la connaissance qu’on en a, l’expérience du cogito est toujours un événement. L’idée, c’est d’approcher tous les textes que j’utilise comme des événements, ou comme des expériences que l’on peut faire.

    AC Il me semble essentiel que l’expérience se passe chez le spectateur pendant le spectacle, et que notre conscience soit le champ dans lequel la pièce agit en effet.

    NS La composition est écrite par rapport à une expérience ou une lecture possible. Elle est pensée en termes de rythmes, d’intensité, d’écho, de refrain, parfois aussi en termes plus narratifs: flash back, récits enchâssés, parenthèses… Pour faire ça, j’essaie vraiment de me placer du point de vue du spectateur.
    Je vois une proximité entre la philosophie et la danse dans la relation que chacune d’elles entretient à l’étonnement et à la capacité de se laisser surprendre par les choses. La philosophie le fait avec des questions qui d’habitude semblent aller de soi, par exemple en se demandant ce que c’est qu’être.
    Dans la danse il y a aussi cette dimension. On a un corps et ce corps a souvent une certaine évidence. On l’utilise pour faire des choses. Avec la danse, on peut prêter attention à des activités qui, d’habitude, vont de soi: respirer, marcher, étendre son bras pour attraper quelque chose, prendre plaisir à courir… Je pense que ce que je fais se situe à l’intersection, ou quelque part dans cette zone de l’étonnement, et du fait de regarder différemment les choses. C’est là qu’il peut y avoir une chorégraphie du regard, du changement de point de vue.
    Les techniques somatiques – par exemple la technique Feldenkreis ou la technique Alexander – permettent de ressentir différemment le fait même d’être debout. Dans Idéographie, il y a l’idée de ressentir différemment le fait d’être, le fait de parler, ou le rapport du langage aux choses. J’essaie de mettre en avant les expériences que peut générer la réflexion ou la théorie. Ça m’intrigue beaucoup, et là je pense que l’on peut vraiment parler de chorégraphie.
    Il y a une autre intersection quand la théorie se met à parler du corps et du vécu. C’est ce que fait par exemple la phénoménologie et c’est ça aussi que je travaille dans la composition, pour essayer d’en faire une expérience. On peut travailler sur la voix, sur la posture, sur la manière d’être sur scène pour essayer de passer d’un discours intéressant à une expérience qui devient autre chose, qui passe un certain seuil.

    NPB Est-ce que tu te réfères aussi au moment où la parole a été intégrée dans les spectacles de danse?

    NS Je pense plutôt à des cas de danse sans parole. Par exemple, Merce Cunningham ou Trisha Brown; je trouve extraordinaire la façon dont ce genre de vocabulaire change notre regard sur le mouvement et le corps. Ainsi le corps peut devenir un mobile géométrique. Ça peut aussi passer par la parole. Les techniques somatiques l’utilisent énormément, je pense que le langage peut vraiment participer à de tels changements de perspective.
    Si on prend au sérieux le Discours de la méthode, il faut revivre l’expérience, on ne peut pas juste le lire de manière extérieure. Il faut regarder par la fenêtre les gens en bas et se dire «tiens, là je vois des manteaux et des chapeaux, je ne peux pas être sûr que ce sont des gens», ou regarder la cire fondue de la bougie et la cire dure, et se demander: «Comment est-ce que je sais que c’est la même chose?». C’est une expérience qui a une dimension sensorielle. Et la danse est une expérience qui a une dimension intellectuelle.
    Il y a ce texte de Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perceptionqui montre que la main touchante et la main touchée, ce n’est pas la même chose, et ça il faut le faire, il faut le «réaliser» au sens anglais – to realize, s’en rendre compte. Quelque chose de très particulier de cette dimension de la «réalisation» échappe à la théorie comme à la danse et se situe peut-être à l’intersection des deux. C’est ça qui m’intéresse: utiliser tous les moyens qu’on a – le corps, l’expérience, le langage – pour vivre des choses. Le langage est un outil incroyable pour vivre des choses, et pas uniquement pour analyser des choses vécues. Et je pense que la philosophie produit souvent des expériences qu’il faut vivre.
    Chez Kant, il y a tout un processus théorique pour montrer que l’on ne peut pas connaître les choses en soi, mais uniquement les choses telles qu’elles nous apparaissent. Ça aussi, c’est quelque chose qu’il faut vivre.

    AC Le rapport au texte et l’emploi des idées qu’ils contiennent et que tu développes avec ce projet te permet de les étudier, quoique d’une façon pas du tout académique, pour un type de compréhension propre à cette capacité de l’art à faire des liens tangents, transversaux, etc. à partir d’un matériau «dur». Est-ce que tu peux imaginer que ce rapport-là soit employé pour approcher d’autres questions et peut-être aussi sous d’autres formes que dans un spectacle?

    NS Cette dimension est vraiment cognitive, mais une autre dimension sur laquelle je travaille en ce moment touche plus directement à l’expérience?; la qualité des éléments matériels comme la voix, le corps, la présence est très importante. Au début de mon travail pour Idéographie, j’ai examiné des textes très variés et certains se rapportaient plus à la politique ou à l’économie. J’ai décidé pour le projet actuel de me concentrer sur les éléments directement présents pendant le spectacle, et récemment autre chose est apparu dans le travail ? je travaillais sur la composition de deux textes, un de Benveniste et un d’Averroès, en parlant des deux textes de la même manière jusqu’à effacer les frictions?; pour faire réapparaître ces contrastes j’ai commencé à différencier mon usage de la voix selon le texte, afin de placer des marqueurs, comme on utiliserait la couleur dans le graphisme, ou des typographies. Cela crée une forme de dédoublement, une personnalité multiple, et je trouve ça important pour Idéographie. Les grandes questions du corps, de la conscience etc. peuvent être abordées sous des angles très différents (phénoménologie, approches somatiques, anatomie, neurosciences) et parfois incompatibles, parce que leurs présupposés le sont. En même temps j’y suis confronté, elles m’intéressent toutes, et il ne me semble pas possible de choisir entre elles. C’est une position difficile qui oblige à soutenir en même temps des positions antagonistes.
    Après avoir créé la pièce, je voudrais aborder un problème similaire et qui se pose avec d’autant plus d’urgence dans les domaines de la politique et de l’économie. Parce que nous nous retrouvons tous, à un moment ou un autre, confrontés à des choix, qu’il s’agisse de voter à un référendum, pour un parti politique ou autre. Et sans être spécialiste de ces questions, si j’essaie de me les poser objectivement et de choisir entre toutes les positions existantes, du libéralisme au communisme, du socialisme à la décroissance, en passant par l’écologie, le néo-libéralisme ou le malthusianisme… Elles sont toutes assez convaincantes malgré leurs failles respectives.

    AC Je trouve intéressant que tu laisses de côté la question des convictions ou des valeurs. Est-ce que tout devient relatif quand on se concentre sur la qualité de l’argumentation plutôt que sur le sens?

    NS Si tu poses la question des valeurs rationnellement, tu rentres vite dans quelque chose où tu n’as plus d’opinion tranchée. Il y a des gens qui arrivent rationnellement à des positions tranchées, mais ce n’est pas mon cas et je pense qu’il y a pas mal de gens pour qui ce n’est pas le cas, parce que les positions sont trop complexes: on n’a pas les moyens théoriques de dire «celui-là a raison, celui-là a tort». Souvent, on fait des choix qui viennent plus de nos déterminismes socioculturels: le milieu dans lequel on a grandi, l’éducation qu’on a reçue, l’idéologie dont on se sent le plus proche. Mais on peut se mettre à en douter assez vite, et quand on se met à douter de ça, on est assez perdu, enfin moi en tout cas je suis assez perdu.
    Peut être qu’il y a quelque chose de très contemporain là-dedans. Il y a eu une perte de crédibilité d’un certain nombre de grandes idéologies, et on est dans une sorte de flou. On se dit qu’il y a quelque chose dans l’économie de marché qui semble inévitable, en même temps on aimerait que ce soit quand même moins injuste et destructeur, il y a aussi les problèmes de la reconnaissance, etc. On a des espèces de pôles de valeurs ou de convictions qu’on défend. Il ne s’agit pas d’un relativisme. La question est plutôt: comment gérer ces valeurs que l’on défend, qui sont contradictoires, et que l’on ne sait plus du tout comment concilier? Je ne prétends pas apporter une solution, j’essaie au contraire d’accepter ou du moins de partir de cette situation de non conviction.

    AC Ce que j’entends, c’est vraiment le désir de produire un espace pour contempler cette impossibilité, d’une manière active qui ne soit pas un laisser-aller, sans dire «de toute façon ce n’est pas possible». Mais d’insister pour rester dans ce moment-là d’hésitation, pour en comprendre les éléments, les composantes.

    NS Oui, et ce n’est pas facile, parce que ça suppose d’enquêter sur les différentes positions et d’aller assez loin pour que ça devienne intéressant. C’est une situation inconfortable, mais inévitable.

    Entretien publié dans le Journal des Laboratoires, sept-déc. 2011

    http://www.leslaboratoires.org/projet/id-ographie/id-ographie

    * Entretien réalisé aux Laboratoires d’Aubervilliers le 16 juin 2011

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    Noé Soulier, né à Paris en 1987, a étudié au CNSM de Paris, à l’École Nationale de Ballet du Canada, et à P.A.R.T.S (Bruxelles), d’où il sort diplômé du cycle de recherche en 2010. La même année, il a obtenu une licence en philosophie à l’Université de Nanterre (Paris X), et il étudie actuellement en master à la Sorbonne (Paris IV). Il a aussi étudié le clavecin avec Élisabeth Joyé. En 2009, il présente le solo The Kingdom of Shades au Beursschouwburg (Bruxelles). En 2010, il est lauréat du premier prix du concours Danse Élargie, organisé par le Théâtre de la Ville (Paris) et le Musée de la Danse (Rennes), avec la pièce Little Perceptions.

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