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  • Armelle Kérouas, François Bladier
  • « Close contact » Armelle Kérouas/François Bladier
  • Armelle Kérouas :

    En découdre à coups de points

    Quelques formats carrés alignés. Mais qui sautent carrément à la figure. Parce qu’on y reconnaît, pris dans le motif sage du tissu, le signe qui signe d’une croix la lie de l’Horreur. Les fils serrés reprenant le dessin du tissu et les fils linéaires qui dessinent des croix gammées s’y entrelacent, s’enlacent, toujours côte à côte, dans le même drap de la toile blanche piquée au vif. Ils deviennent ensemble des dessins et desseins puissance au carré. Ceci en même temps, en prenant tous les temps et son temps,  Armelle Kerouas nous donnant le même fil à retordre. Ce fil dont elle a acheté quelques nerfs en pelote, dernièrement, dans le Bronx : « c’est du coton Retors ; il fait le double, carrément » dit-elle. Carrément.
    Ainsi, de loin, la série des canevas des croix gammées se présente comme autant d’ouvrages de brodeuse aux dessins besogneux et aux couleurs bon ton; comme pour donner le change aux sombres desseins qui s’y désignent.  Tout comme nombre de ces occupations  qui courbent l’échine, qui domestiquent, qui peinent, qui pénélopent.
    Mais lorsque l’on veut y voir de plus près, au plein sens du terme, ce tissage sage est un carnage de bordéleuse qui brode à coups de points droits.  Car, sortant l’arme avant l’elle à l’image de son prénom, Armelle Kerouas ne s’en laisse  pas conter, ni endormir. Elle ne brode pas à la quenouille, elle: elle pique droit dans les sales signes pour réveiller. Elle pique ici comme elle tape ailleurs ses textes,  infligeant un revers au tissu de mensonges, à la trame sourde faschiste, à la lisse entente.  Elle en découd avec les faufils et les vrais fils de p…. Dans ce sage ouvrage de rage, cette tâche de guerrière, sa tactique est d’avancer à visage découvert pour mieux démasquer  un motif politique des plus sales et un motif  propret qui se trouvent ici salgement assemblés, sur le même plan de la toile. Armelle Kerouas maintient ici une collusion plutôt qu’une collision, les motifs se mêlent mais ne s’emmêlent pas, pleinement lisibles et visibles. C’est donc bras dessus, bras dessous que les bras de la croix gammée flirtent avec l’écossais bourgeois du  17e haussmannien,  le vichy d’un  XXe  faschiste   et le XXIème pop et populiste.  Cousus ensemble, ils forment  une armoirie d’un  atavisme à hurler.  Dans ces motifs accouplés, épinglés dans leurs beaux et sales draps, elle pointe de son aiguille la gale consanguine qui s’infiltre, bordant, défaite,  le lit de la colère.
    Ainsi,  cette dentellière au point sage, qui brode des lignes et brocarde rageusement des croix a, en fait, une vraie tête d’épingle punk : elle délite le tissu du délit, y faisant voir ce qui s’y trame.  Cette  dentellière, si elle en est toujours, dentaille à coups de dents, ne mâche pas ses mots. Une couturière qui sur-ligne, qui ne sous-entend pas, qui ne (se) faufile pas.  Pour que ça nous crève les yeux, à coups d’aiguille. Armelle Kerouas coud donc pour et contre les aveugles, pour et contre les bouches cousues. Sa ligne de conduite au scalpel défait les points de suture. Sa ligne de couture en relief braille les contours malsains qui se dessinent.
    Et elle ne va pas bien loin, Armelle Kerouas, pour les trouver, ses motifs.  C’est la réalité du jour jointe à celle qui fut et qui pointent toutes deux. Telle une peintre de la vieille espèce, elle  ne fait alors que dessiner le même motif,  littéralement,  acharnée, dédoublant les fils des simulacres. Elle dessine et désigne les motifs et motivations, sans les contourner, carrément, trait pour trait, ligne par ligne, point par point.  Sa palette sobre ne tiendrait alors qu’à ce fil, celui du rasoir de l’histoire et sa souterraine actualité, mise à jour.
    Elle aura enfin le dernier mot, un soir, au bout du fil :
    «  Je brode toujours à la lumière du jour ».   C’est à entendre sur toutes les gammes de sens,  carrément.

    Sarah  Lallemand

    François Bladier

    Les diableries de François Bladier : la langue en l’état.

    Il n’est pas rare, quand on achète un livre d’occasion, de lire sur la page de garde, à coté du prix, la mention : en l’état.

    Les diableries sont des textes — l’auteur les appelle « phrases », je ferai comme lui — de sept lignes de deux à douze lettres chacune. Chacune est écrite après l’autre, et numérotée.

    Une exposition ou publication présente une série de phrases consécutives, extraite de cette suite en cours.

    Autant que je sache, chaque ligne de diablerie (c’est-à-dire chaque « mot » de la phrase) a été trouvée comme le bout de papier ou le ticket usagé d’un collage de Kurt Schwitters. Chaque ligne lue (n’importe où sauf dans un livre) mémorisée, ou serait-il plus juste de dire « retenue », et, plus tard, réécrite lettre après lettre (à la main, en majuscules), sous la ligne précédente.

    Quelque inouïe, bancale, ou cocasse (CHU / VL PL ETC / MALER / BIEN PLACE / ENSEMBLIER / INTEXAL / EXCLUNITE !1) la langue ainsi consignée puisse paraître, les diableries ne se composent donc que de mots existants : un usage transcrit.

    Chaque ligne est inscrite à la suite de la précédente et chaque phrase écrite à son tour. Au cinéma, on appelle cette économie « tourné-monté ». Il n’en reste pas moins que dans la suite en général comme dans chaque phrase et sur chaque ligne en particulier, aucun élément ne se comporte comme le terme d’une addition posée.

    C’est que : imaginez une langue o, tous les mots ayant été employés, utilisés, chacun de son côté, usés séparément puis collectés en l’état, se poserait alors le problème de leur réorganisation dans des phrases.

    Ou alors : on appelle « hapax » un vocable dont on ne connaît qu’une seule occurrence, attesté par aucun autre usage, soit qu’il est l’invention de son auteur, soit qu’il est, comme on le pense souvent à propos de certains corpus, dû à une erreur de copie. Maintenant, au contraire, imaginez voir passer le mot Ptyx devant vous, inscrit sur la carrosserie d’une camionnette.

    Il y a le rythme de chaque nouvelle ligne dans la phrase qui ne peut jamais la contenir vraiment, et, pareil, celui de chaque phrase dans leur succession. Les relations qui s’établissent dans ce tournage ne sont pas simplement linéaires.

    Mais il y a aussi que les diableries sont écrites à la main. Qu’elles sont tracées, lettre par lettre, en majuscules. Nous y sommes confrontés à un certain état physique des mots et, par conséquent, au réveil de toutes sortes de correspondances entre les lettres qui les composent.

    Et là, prenez le renversement entre l’i majuscule pointé et le point d’exclamation, et leur relation au j non-pointé, « barré » (cf. mass klo, huit diableries, éditions contrat maint, 2011).

    Qu’on songe au nom même de la suite et à l’anagramme qu’il forme avec le nom de l’auteur et l’on se convaincra que cette littéralité est partout dans les diableries. Mais c’est encore plus évident si l’on écoute et si l’on regarde la façon dont il les lit et les expose.

    C’est en les épelant que F. B. a lu ses diableries pour le programme Passionnément bis diffusé sur Radio Grenouille en 2010. En les épelant, c’est-à-dire en nommant l’une après l’autre les lettres composant chaque ligne, avant de lire cette ligne d’un souffle et de l’ajouter à la ligne précédente, se prêtant ainsi à une sorte de reconstitution de la façon dont le texte avait été appliqué lettre après lettre, ligne après ligne, par la main sur la page du carnet (Les Dizaines, deux diableries par jour, à heure fixe, pendant cinq jours sur Radio Grenouille en juillet 2010).2

    C’est aussi en les épelant que F. B. a jusqu’ici exposé ses diableries. C’était le cas lors de l’exposition que lui a consacrée la Galerie Jean-François Meyer en février 2010, où il s’était agi d’isoler chaque lettre en la traçant sur un Post-it qui, s’il ne faisait pas partie des diableries présentées dans leur bloc, était collé au mur, et en partie décollé comme le sont toujours les Post-it, projetant son ombre vers les lettres voisines. C’était le cas une deuxième fois lorsque à l’invitation de la même galerie, il les a imprimées une à une, ces lettres, à l’aide de tampons, sur les plis de mouchoirs en papier sobrement épinglés au mur ou refermés dans leur étui en plastique coloré (Printemps de l’Art contemporain, mai 2011).

    Pour l’exposition en compagnie d’Armelle Kérouas, CLOSE CONTACT, F. B. a fait imprimer cent diableries en typographie, c’est-à-dire, une fois encore, comme il les a tracées, et comme le veut la composition au plomb, recopiées au plus près, lettre par lettre.

    Epeler n’est pas dire comment ça s’écrit mais redire comment c’est écrit. C’est dire en l’état.

    Pascal Poyet

    1. Il s’agit d’une transcription « au long » qui reprend la typographie toute en majuscules mais qui a l’inconvénient d’assimiler la diablerie à un poème. F. B. a lui-même transcrit ce texte dans un livret inédit appelé « La partition des diableries », comme une phrase : Chu, vl pl etc, maler, bien place, ensemblier, intexal, exclunite ! (A verser au dossier de l’écriture manuelle des diableries, que la transcription en minuscules n’amène évidemment pas pour autant le rétablissement des accents, alors que, comme je l’évoque dans ce texte, l’i majuscule était pointé).
    2. F. B., que j’avais moi-même invité à lire en public ses diableries, projet qui n’a finalement pas abouti, avait eu celui de dicter, justement, ses textes au public. Inutile de dire les liens, certes critiques, que je vois entre dictée et épellation et, au-delà, copie.

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