Du 19/05/2013 au 06/07/2013
GÉRALDINE CARIO : Memory Box
Commissariat : Sandra MULLIEZ
Project Room : Yannis BARTH : Gribouillis au bureau
Vidéo Room : Romain DJA DAOUADJI : Les Tyrannies de l’intimité
Une exposition Labellisée dans le cadre de Marseille Provence 2013 – Capitale Européenne de la Culture
Memory Box
GERALDINE CARIO SBFP
par Marc Lambron – avril 2013
Au fond, il s’agit de mémoire. Par cristallisations, éclats, énigmes, effets d’absence. Des objets, dont l’agencement témoigne d’une intention, sont proposés au présent : on peut les voir, les décrypter, les toucher même. Face à eux, nous sommes vivants. Eux sont pris dans la contingence de leur aléatoire pérennité, rescapés du grenier, de la solderie, du bric-à-brac – alluvions du passé soudain dignifiés par un regard. Ils avaient un usage, une destination. Le temps les a transformés en reliques ; en questions. Voyez « Memory Box ». Des appareils photographiques des années 1930-1945 sont rassemblés comme sur une planche anatomique. Objectifs, boîtiers chromés, molette qui n’actionnera plus aucun rouleau. Autrefois, un doigt a pressé le déclencheur, les sels d’argent de la pellicule ont capté une moire de lumière. Des corps impressionnaient une surface. Au développement, des visages familiers se fixaient sur le papier. Personne ne saurait dire où sont passés ces clichés. Mais le destin des vestiges est de survivre aux hommes : images disparues, focale intacte. Etait-ce à Paris, à Berlin, à Rimini ? Quelles luminances, quels secrets, quelles amours ? On ne le saura jamais. Il émane de ces boîtiers la double certitude d’une existence – des êtres sont passés – et d’une disparition – ils se sont perdus dans les labyrinthes du temps.
Quand le photographe était connu, il s’appelait Robert Capa, Gerda Taro ou Gisèle Freund. Il y a eu des fonds, des collections, des albums. Ici, aucun musée ne viendra recueillir les clichés de ces anonymes oubliés. On songe soudain à ceci : la démocratisation de la photographie fut contemporaine des disparitions de masse. Au stock d’images intimes, constitué comme un herbier de soi-même, allait répondre la destruction industrielle des corps. L’ère de la technique autorisait la constitution d’une trace mimétique, d’une archive narcissique, en même temps qu’elle organisait l’anéantissement par millions d’individus qui s’étaient prêtés au snapshot. Des portes se sont verrouillées sur des enfers sans images. Ceux qui avaient été vus devenaient invisibles. Géraldine Cario travaille au point où l’on va quérir des beautés disparues du côté de l’Hadès ou de l’Achéron. C’est une artiste orphique. Elle convoque l’engloutissement et l’exhumation, la damnation et la grâce. Parfois, elle fixe un boîtier Agfa dans une matière stratifiée, comme cervicale : il y a eu de la pensée pour habiller de souvenirs ces mécanismes veufs. On regarde ses œuvres autant qu’elles nous regardent. Avec la pupille, le diaphragme, l’iris, le verre, nature et culture conspirent selon les lois de l’optique à une histoire de l’œil.
Ainsi de la série « Angle mort », avec ses kits de lunettes privées de visages. Ces prothèses translucides, ces loupes de poche ont pourtant servi, autrefois ou naguère, à déchiffrer des caractères, à parcourir les pages odorantes de volumes reliés. Une paire de lunettes est un adjuvant de la civilisation : plus l’on vieillit, plus l’on est tributaire de ces secourables bésicles sans lesquels, à la lettre, on perdrait le sens. Mais des femmes et des hommes se sont vus dépouiller de ces truchements pour entrer nus dans les dédales de la mort ; ils ne verraient plus ce monde où l’on empilait en sinistres stocks les vestiges de la vie. Traces de regards absents, montures de verres entassées au-delà de tout salut – espérant sans espoir la future tendresse d’une mémoire.
Car ces œuvres sont des actes de restitution, des stèles de douleur conformées par l’absence et la gratitude. Ainsi de « Gustie à Berlin ». Titre énigmatique ? Peut-être, mais aussi recréation littérale, immaculée, d’un fragment de barbarie faisant irruption dans une intimité disparue. Lors de la Nuit de cristal, la grand-tante de Géraldine Cario put quitter à temps son appartement berlinois. Mais les nervis hitlériens en dévastèrent les pièces, brisant la vaisselle qui avait été dissimulée dans les faux plafonds. Le plancher était jonché de tessons. Le récit de Gustie la survivante s’est cristallisé en morceaux de vaisselle fracturée, en une empreinte d’éphémère qui fait écho chez l’artiste à un sentiment précoce de la fugacité des choses. Lors d’un déménagement, alors qu’elle avait dix ans, Géraldine Cario recueillit ainsi un éclat de bois doré détaché d’un grand miroir et le plaça précieusement dans une boîte tapissée de velours bleu nuit. Elle le fit avec le sentiment aigu que la vie est une incessante séparation, en sympathie de réminiscence avec ce que la jeune fille devinait de l’histoire dont elle procède, et qu’il lui incombe de transmettre. Pas d’angélisme, parce qu’il y a eu un avant. Ce que le hasard a autorisé, et ce qu’il a banni. Cet avant a la forme d’un univers englouti. Pour autant que les mots puissent approcher la vie que les objets estompent ou déclarent, on y trouverait des aïeux hongrois ou polonais, une Mitteleuropa perdue, des frontières passées à la hâte, des enfants cachés, une bibliothèque talmudique préservée, des trains partant vers ces confins où, comme l’écrivait Aragon, « notre siècle saigne ».
Cette mémoire est singulière. Et elle est universelle, liés que nous sommes au destin de ce qui meurt, c’est-à-dire à la condition commune du vivant. Vous croyez entrer dans une exposition ; en réalité, il vous est proposé de parcourir les annales d’une solitude peuplée que chaque génération, dans la considération des autres, façonne et habite selon son drame et son espoir. Il nous est donné de vivre. L’art est là pour faire entrevoir que le ciel sera toujours plus grand que nous.
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« I am at the studio. I am waiting for this woman who found me, I don’t know how. The day before, on the phone:
– I’d like to come and see your work, would it be possible?
– Yes, it is possible…
– Tomorrow for instance?
– Tomorrow
What a pain. Another upper middle class housewife who loves curiosity cabinets, sent by her interior decorator. When I tell them what it is all about, they usually dash out. The bell rings, here she is. In her fifties, well kept. I offer her a glass of water, I have a cup of coffee. She walks around as I stand in the middle of the room:
– So, those are your curiosity cabinets…
– More walls than cabinets really… and more debris than curiosities. Debris, traces. Nobody wanted them but me. Chance took them here. Chance will take them away someday.
She stops before some shelves and asks me:
– This rack, for instance, tell me what’s in it…
– Here, a 350 million year old ammonite. There, a 1902 dance card, it tells you who danced the quadrille with Angèle. Ex-votos; pre world war one pictures of female comedians, unknown for most, their name written on the back; a picture of Algiers in the twenties; a labradorite from Madagascar. A badger’s skull found decaying near a lake in 2003. I cleaned off the meat with detergent,
glued the teeth back on. Time is in a mess on this wall.
– And this picture?
– A small boy
Sam when he was three. I didn’t write his name. One day, soon, nobody will recognize his smile, his black eyes. Meteorite memories. I scatter them. Those of others. Mine. What does it matter. She is quiet, looks around again.
– What about this?
She points at black cubes piled up on the floor.
– Cameras, the type they used to call box cameras… they were all made at the same period, then people moved on to something else.
– What period?
– From the thirties to right after World War II.
She moves closer to me. The air around her body swirls, diverting the upward course of the smoke of my cigarette.
– Go on, this is what I came here for.
– I’ve been collecting them for a few months. At the beginning, just a few. For the trace walls. I liked their rectangular shape. When lined up, they looked like steles. I didn’t know from when they dated. With the tenth one, I asked.
She looks at me, waiting for me to carry on.
– When you open them, they are empty, no film, ever. Nobody knows who owned them, nor what they saw, a wedding, Birkenau or a sand seaside holiday. They come from all over Europe, from America too. To each one, its point of view. Together they form a mute map of destinies. If I put five hundred or a thoutogether, they start turning into a statistic.
– Eichmann, isn’t it? A hundred deaths is a tragedy, a million deaths is a statistic.
– Yes.
– What are you going to do with them?
– Stick them to the wall.
She smiles.
– Do it at my place.
– It can take up some space…
– That’s not an issue. You’ll come and see for yourself.
– Which neighborhood do you live in?
– I live in Berlin. »
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Project Room : Yannis BARTH : Gribouillis au bureau
Le monde du travail ou le travail de l’art
Yannis Barth est un artiste à part entière, mais qui dans les réalités économiques actuelles, comme tant d’autres, gagne sa vie dans un domaine qui n’est pas celui de l’art. Pour autant, il n’est ni enseignant dans une école d’art, ni graphiste, ni proche d’un domaine professionnel qui aurait pu lui permettre de développer ce qu’il a pu acquérir, ou pas, lors de ses années d’études en école des Beaux-Arts. Il est opérateur reprographe pour une Agence Spatiale Européenne basée à Paris. Un cadre atypique où il expérimente sa pratique artistique par le truchement de son activité professionnelle, comme une manière pour lui de continuer « d’exister en tant qu’artiste », pas un artiste du dimanche, un artiste « de la semaine », tout en ayant pris des voies alimentaires… Julien Prévieux envoyait des Lettres de Non-Motivation en réponse aux offres d’emploi, Yannis Barth a accepté le poste proposé, mais il se l’est approprié sans pour autant renoncer à son développement artistique.
Sa tâche consiste à assurer la reproduction de milliers de pages de documents administratifs sur des machines industrielles pour les dispatcher aux différents services de l’entreprise, et tandis que les machines s’activent, l’artiste réalise pour « passer le temps » des dizaines et des dizaines de dessins.
Les « Gribouillis au bureau » de Yannis Barth sont des dessins systématiques, de petit format, réalisés pendant le temps de travail.
Car il gribouille, encore et toujours, de manière vive et rapide, des volumes géométriques réalisés au crayon Bic – noir, bleu, « mélangés » – ou tout ce qui traine sous sa main, sur tous types de supports, des post it, des chutes de papier, de carton. A profusion… L’artiste se laisse emporter dans une frénésie inconsciente pour satisfaire son besoin de production et d’accumulation.
Pourquoi des motifs géométriques ? Pour combler la platitude, sortir de la feuille plate, aplanie, par millier, une forme de recherche sur une écriture pulsionnelle ; écriture automatique à tendance dadaïste, et qui n’a pas d’histoires, pas de mots, que des volumes, obsessionnels… « Cette chute ramène forcément du volume à une feuille de papier et inversement » commente Barth, d’un moment plat à une occupation artistique. Une façon de passer le temps, une façon de tromper l’activité qu’il considère comme obligatoire pour gagner sa vie par l’activité artistique qu’il considère comme obligatoire pour vivre.
Rien n’est pas répréhensible dans sa pratique, rien qui puisse être motif de licenciement. L’entreprise pour laquelle il travaille ne peut pas lui faire de reproches, ne peut pas le blâmer, puisqu’en même temps il continue de travailler. Il reste « productif ».
C’est sa manière à lui, avant la commercialisation de l’œuvre si elle doit avoir lieu, de rémunérer sa production artistique au moment même de sa conception. « L’œuvre est déjà rémunérée ».
Du temps perdu pour l’entreprise ? Non ! Il pourrait rester attendre que la machine travaille… Ne rien produire. Finalement non, il produit, même plus qu’un opérateur reprographe habituel ferait, puisqu’en même temps, il créé. Plus son monde professionnel s’informatise et plus Yannis Barth va vers l’essentiel, le manuel… L’Art qui le transcende depuis toujours.
Les premiers « gribouillis au bureau » apparaissent en 2009, une multitude d’œuvres instinctives dont les premières seront mises aux rebus par l’artiste, avant qu’après quelques temps, il se décide à en scanner une, puis deux, puis toutes, et en jette en pâture un certain nombre sur sa page Facebook, attendant la réaction du public, acceptant de se confronter à l’avis des autres dans sa solitude professionnelle, supposant par là aussi que ses « gribouillis » puissent acquérir à leur façon, le statut « d’œuvres d’art».
DGO (Février 2013)
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Vidéo Room : Romain DJA DAOUADJI : Les Tyrannies de l’intimité
Dans ses travaux, Romain Dja Daouadji traite du statut de l’Intimité.
Sa réflexion trouve son point de départ dans la pression émise par la société d’une domination de la culture de la
personnalité qui définit les rapports sociaux et économiques.
Il cherche à maitriser les traits qui l’émancipent d’un groupe pour définir son identité.
De la nécessité à dessiner les limites du caractère naturel de l’homme, il en éprouve le désir d’exister.
La capacité à accéder à la connaissance de la réalité du soi est pénible. Un parcours initiatique qui doit être offert aux autres.
Cette idolâtrie intimiste s’exprime par des notions du corps public.
C’est dans la sexualité qu’il trouve le besoin compulsif d’individualisme le plus intense.
L’exposition de ses fantasmes et ses angoisses se transforme en expérience sociale.
La difficulté de l’homme à changer sa conception des choses et à s’efforcer d’explorer les connaissances de ses instincts primaires établit une distance avec l’autre. Les échanges s’en trouvent complexifiés.
Cette recherche est soumise à des conditions des pressions de pouvoirs contrôlées par une
psychiatrisation des instincts sexuels pervers.
Une analyse des conduites sexuelles paraphiles qui intensifient les discours de la valorisation du corps comme objet de savoir.
Le décryptage de la sexualité définit un nouvel individu licite, comme l’aveu de ces perversions nées de la volonté de savoir pour être.
Ce contrôle permet la maîtrise des rôles de chaque individu, il définit leurs positions d’objet et cible face aux pouvoirs de domination et soumission.
C’est l’essence de l’obsession que l’on trouve dans ses vidéos.
Dans la pièce, la vidéo d’une déconstruction de mouvements jusqu’à l’épuisement. L’endurance face à une situation pénible ou dangereuse, là où commence les Tyrannies de l’intimité*.
La connaissance de soi et la conscience du corps par l’émancipation de l’individu traversent l’érotisme des fantasmes et angoisses dissimulés dans l’oeil de bronze.
Au delà d’une intimité narcissante de soi et sa distanciation, une réflexion s’articule autour de la vidéo comme objet. La matérialisation des images réduit la distance de l’Oeil jusqu’au contact avec le Voyeur pour qu’il s’en accapare une copie.