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  • Françoise Goria
  • Des choses jetées là au hasard, le plus bel arrangement, ce monde-ci.
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    Assembler un objet d’étude

    Les photographies de Françoise Goria

    Voici l’histoire qu’en regardant les « photographies de cales » de Françoise Goria, comme je les appelle, et en m’efforçant de nommer ce que je vois, je me raconte. Cette histoire, celle des cales et de leur arrangement, est singulière, mais dans sa singularité vaut pour la plupart des photographies, installations et assemblages numériques de photographies (« écrans performés ») de F. G. qui tous donnent à voir des objets ayant en commun de provenir de ce que les sociologues appellent la sphère du geste.

    F. G. photographie des objets. Il faut différencier « objet » et « chose ». L’objet est fabriqué par l’homme pour une fonction précise. Je le pose devant moi, il attend d’être utilisé. Il est passif.

    Si je demande à un ouvrier en train de débarrasser le sol du chantier de ses pierres de m’en mettre quelques-unes de côté, sans plus d’explications, il choisira les pierres les plus belles, selon l’idée qu’il se fait de la fonction à laquelle je les destine. Ce qu’il me gardera, ce ne sont plus des pierres (des choses) mais, mettons, des presse-papier (c’est-à-dire déjà des objets). Les morceaux de bois coupés en biais devenus cale-portes ou coins, puis récupérés par F. G., ont-ils eu le même genre de promotion ? (Mais je suis peut-être déjà en train de me demander à quelle autre promotion ont droit les objets transportés dans l’atelier de prise de vue.)

    Imaginons encore que je remarque par terre un morceau de papier plié serré. Dirai-je que j’ai trouvé une cale ? Non. Pas si je n’ai pas à l’esprit les cales en papier de ces photographies. Je dirai simplement que j’ai trouvé un morceau de papier plié, ou même : quelque chose. Quelque chose qui, songerai-je en le ramassant et en le pressant entre le pouce et l’index, fera très bien pour caler l’étagère. Le morceau de papier ayant déjà le titre d’objet, je ne parlerai pas de promotion ; disons qu’il assurera cette nouvelle fonction par intérim.

    Les deux protagonistes de la série de photographies que je regarde sont, peu ou prou à l’échelle 1/1, des objets de la taille de la main — ou du pied. L’un s’enfonce d’un coup de pied, l’autre se façonne entre les doigts. Leurs histoires sont différentes, mais leur nom est identique et dit ce qu’ils font. Les cales calent. Un cale-porte fait partie de cette classe d’objets qu’on désigne par la fonction. Quand je cherche dans le tiroir de quoi remuer le café, je ne cherche pas un « remue-café », mais une cuillère. C’est sa fonction, inutile de le dire — quoique ce ne soit pas son unique fonction et qu’elle pourrait en occuper d’autres par intérim (par ex. pour creuser un tunnel). Tout ce qui s’enfonce sous une porte ou sous un meuble peut les caler et s’appellera cale à cette occasion. On pourra croire que dans ce domaine, où règne un genre d’anonymat, la promotion ou l’intérim sont la règle et qu’il n’y a pas de titulaire. Reste que se trouvent, dans le commerce, des objets particuliers, moins modestes, designés et vendus sous le nom de cale-porte ou de cale-meuble. Ce ne sont justement pas ces titulaires que F. G. a rapportés dans son studio. Ses cales ne le sont qu’à l’occasion. La photographie est une autre occasion.

    Si le nom décrit la fonction, quel nom vais-je pouvoir donner à ces objets en bois et en papier, quasi-homonymes dans leur fonction, tels que je les vois maintenant assemblés pour la photographie ? Est-ce que ce sont des cale-cale ?

    S’agit-il encore, dans ces arrangements un brin tautologiques (une cale est une cale), d’immobiliser un autre objet, serait-il le même, ou d’en assurer discrètement l’horizontalité ? Car c’est en effet en se faisant les plus discrets possible, voire dans le plus grand secret, que s’exécutent d’habitude le cale-porte en bois qui « tient la porte » — quelle modestie ! — dépassant ce qu’il faut pour agir comme frein, et le cale-meuble en papier glissé sous le pied du meuble bancal pour le stabiliser et mettre le plateau de la table ou l’étagère « de niveau ».

    Si je le retire de là-dessous, le papier plié aplati n’étant plus contraint se rouvre doucement, formant en bâillant un angle dans lequel il semble se stabiliser. C’est cette équerre minuscule que j’ai trouvée par terre tout à l’heure, parmi tout ce qui se trouve par terre, comme, tiens, les chewing-gums incrustés dans le trottoir qu’a photographiés Irving Penn. Les cales (comme le cale-porte qui se remarque seulement lorsque le pied bute dedans) côtoient, sur le sol non balayé, les objets underfoot. (1) C’est dire si la photographie qui les met à hauteur d’œil agit elle aussi comme une promotion.

    Cale sous cale, alternant cale en bois et cale en papier, est érigé un plan troué, une succession d’espaces montés en équilibre. Les cales en bois, ou coins, servent de modules de construction — modules très improbables : triangulaires et dissemblables. Les cales en papier, de leur côté, endosseront la fonction de coins — fonction passant donc ici d’un objet à l’autre —, celle de charnières ou même de pieds. Les morceaux de bois n’étant pas assez lourds pour les faire se refermer en les écrasant, les soufflets de papier glissés entre eux font ressort. Davantage séparer, articuler ou surélever que mettre le montage d’aplomb. Dans cette construction non dénuée d’humour, humblement acrobatique, les cale-meubles en papier qui naguère remplissaient leur rôle en remplissant secrètement un vide sont, entre les cale-portes à la conquête de la hauteur, les objets qui par intérim font se déployer ce vide. Et cela se voit.

    Quand je dis que cela « se voit », je veux dire que c’est visible, mais aussi que c’est fait pour se voir : le plan bricolé qui s’étage en s’ouvrant sur le fond vert ou blanc devant l’objectif de l’appareil de prise de vue sophistiqué matérialise à la surface de l’image le circuit de l’œil invité à… suivre les flèches. (Circuits est le titre d’une série d’objets réalisée par F. G. il y a quelques années.)

    L’arrangement est celui-ci, mais, au fil de la série, peut être tout autre. Ce qui distingue ces objets, dans cette configuration inattendue, bien qu’obtenue à partir des caractéristiques et de la fonction de chacun, pour ainsi dire en comparant des choses identiques, c’est la réflexivité dans laquelle ils se trouvent soudain. L’objet est actif.

    Les questions posées devant et à l’objectif sont bien toujours des questions de cales, des questions comme : « est-ce que ça tient ? », « est-ce que c’est droit ? », « est-ce la bonne hauteur ? », aussi les objets n’ont-ils pas perdu leur titre et leurs fonctions n’ont pas été omises dans cette association. Mais, à l’évidence, il ne s’agit pas tant de répondre en obtenant parallélisme, horizontalité ou stabilité, en réglant la hauteur (comme on chercherait l’orthogonalité du cadre en plantant le pied de son appareil photo face à l’horizon) que d’étudier au studio ces quelques questions en répétant l’assemblage d’objets quasi-homonymes qui à d’autres occasions font leur office loin au-dessous de la ligne des yeux. D’assembler cet objet d’étude.

    Pascal Poyet

    1. Voir sur le blog de Françoise Goria : http://picturediting.blogspot.fr/2013/01/sols-non-balayes.html

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    Plan Image 12, 2014 (50 x 50)

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