Lionel Sabatté fabrique des espaces narratifs peuplés de créatures fantastiques réalisées à
partir de matériaux prélevés de leurs contextes originels. Avec une approche de type
protéiforme (peinture, sculpture et dessin), il produit une réflexion sur le temps quʼil
matérialise à travers une pratique de lʼhybridation : de matières, de formes et de références.
Lʼartiste puise dans lʼessence et la symbolique des matériaux méticuleusement sélectionnés.
Il les observe, les expérimente pour mieux les comprendre et en faire surgir de nouvelles
histoires, de nouvelles temporalités. De la poussière, du béton, du bois, des ongles, des
cheveux, de la peinture, il extrait des personnages, des paysages, des animaux et des
créatures hybrides. En sʼemparant du matériau, de ses propriétés rebutantes comme de ses
qualités plastiques, il opère à un processus de transformation. Lionel Sabatté déploie ainsi
un imaginaire prolifique profondément inspiré par la nature : sa beauté, sa magie, mais aussi
ses facettes monstrueuses et mystérieuses.
Ainsi, il récolte patiemment nos déchets. Dans les couloirs du métro parisien, il récupère les
poussières des passants. À partir des moutons grisâtres, il sculpture une meute de loups en
chasse. Chacun dʼentre eux est marqué physiquement, du loup hurlant à la lune, campé sur
ses quatre pattes, au loup épuisé, le corps écrasé contre le sol, lʼartiste transcende la
poussière. Un matériau que nous retrouvons dans ses peintures aux tonalités abyssales. Sur
la toile sʼarriment des agrégats poussiéreux qui se déposent au fil du temps. Lʼartiste y ajoute
un motif qui se fait récurrent : des allumettes. Symboles de lumière et de chaleur, elles
guident les compositions obscures. À travers elles, il développe une réflexion sur lʼessence
même de la peinture. Fabriquée à partir de pétrole, elle contient le produit dʼénergies fossiles
auxquelles lʼartiste souhaite rendre hommage. Il sʼattache ainsi aux origines ancestrales du
medium. Sur le papier, les cheveux sʼentremêlent au trait du crayon pour engendrer à un
ensemble de figures aux postures étranges, fantasmagoriques. Des figures androgynes
surgissent de la matière. Nous les retrouvons également agrégés à des flaques de béton
déversées sur des feuilles de papier. La matière brute devient alors un territoire que lʼartiste
explore par le dessin, la gravure et la brûlure. Il y incruste des visages et des corps emprunts
dʼun héritage surréaliste assumé.
Toujours avec une perspective de réhabilitation, Lionel Sabatté recueille les matériaux
délaissés. À lʼimage des papillons considérés comme impropres à la collection par les
spécialistes. Parce quʼils leur manquent une antenne, quʼune aile sʼest déchirée ou quʼun
corps se trouve amputé, les papillons perdent leur valeur intrinsèque. Lʼartiste décide alors
de leur offrir une nouvelle existence en procédant à des actes de réparations : il reconstruit
les parties blessées au moyen dʼongles coupés, assemblés entre eux. Munis de leurs
nouvelles ossatures, ils adoptent un statut hybride, mi-insecte, mi-humain. Lʼensemble des
créatures se situe à la lisière entre deux mondes, entre la vie et la mort, lʼapparition et la
disparition, la bienveillance et le danger, la confiance et la méfiance. Elles incarnent un
équilibre trouble, précaire. De lʼinforme et lʼimpropre, Lionel Sabatté produit des oeuvres
aussi déroutantes que poétiques. Les matériaux, rudes et primitifs, servent ainsi une
réflexion sur notre rapport au temps, au corps et à la perte. Lʼartiste porte un regard subtil et
sensible sur lʼhistoire et la mémoire.
Julie Crenn