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  • Vue de l'exposition "Variations" - Lina Jabbour, Vidéochroniques, Printemps de l'Art Contemporain 2017 © jc Lett

    Avant-dernier regard
    Lina Jabbour ou l’expérience de la chose qui se perd

    Lucia Sagradini

    Le travail de Lina Jabbour a submergé l’espace du lieu : Vidéochroniques. Grands formats, petites échelles, dessins à même le mur, papiers quadrillés ou film, la multiplicité des supports, des techniques, signalent déjà, dès l’entrée, une qualité de l’artiste : son agilité à s’emparer de la pratique picturale. Lina Jabbour oscille entre des matières et des jeux de surfaces. Il s’agit bien de variations autour de la chose vue. Car, dans le même temps, l’ensemble reste très resserré, et malgré la multiplicité, celui ou celle qui déambule dans l’espace ressent bien l’unité de la proposition.

    Le lien entre les différentes pièces de l’artiste se marque par leur caractère commun d’empreinte de la chose vue. Dernières traces avant l’effacement de l’objet, ici un palmier, là du vent, un nuage tient encore sa forme, mais mis en écho avec les gouaches colorées, il semble à la fois se tenir là et nous promettre de se dissoudre l’instant après. L’exposition est bien une déambulation, et le regard s’éprouve devant la chose vue, pourtant elle semble signaler un même et unique objet, ou plus précisément un même instant : celui où l’on perd l’objet des yeux. Les peintures, les dessins, les traces laissées, qui composent l’ensemble, sont marqués par la sensation d’assister au tout dernier regard jeté. L’exposition se teinte alors discrètement de mélancolie, tout en se balançant entre le désir de garder en mémoire, de retenir du regard, ou le sentiment de laisser les choses partir et poursuivre son chemin. Le regard chez l’artiste est ainsi en mouvement, comme le soleil dans le ciel, il poursuit sa course.

    Lina Jabbour tel Orphée construit cette exposition comme le regard qui se tourne vers la chose aimée. L’espace d’un instant. Dans l’espoir de la saisir et dans l’impossibilité à la retenir. L’instant où l’on éprouve la perte semble se jouer et se rejouer dans les variations et les répétitions qui secouent délicatement les murs du lieu. La chose s’efface. L’agilité de l’artiste est certaine, car elle nous entraîne dans son sillon, à faire l’expérience intime, celle de la mémoire où trace et perte se trouvent tour à tour mêlées, apparentes, surgissantes et évanouissantes.

    Il s’agit d’exposer aux regards un temps, celui du passage, entre présence et évanouissement de la chose vue. Restent les traces. Des traces qui diffèrent, qui semblent ne pas trouver l’épuisement, dans la déclinaison de formes: morceaux imperceptibles de tapis sur papier calque, empreintes du sol sur vaste rouleau, ou de lignes à même le mur du lieu. Un détail peut retenir l’attention, comme par exemple, la manière dont le quadrillage de l’espace de la feuille, imposée par la nature du papier choisi, ou encore celui que l’artiste impose à son support par le dessin de motifs géométriques, semble entrer en dialogue avec une histoire de la peinture qui débute par les explorations des primitifs renaissants qui cherchent non seulement à dessiner l’espace, mais surtout à pouvoir mesurer le temps. La géométrie pour faire advenir le temps. Mais, pour Lina Jabbour, le support ne reste pas à sa place de support. Comme si l’artiste cherchait à réinterpréter le geste de saisir ce qui, par nature, échappe et s’échappe. Et lorsque ses dessins font rappel au tapis perse, c’est aussi à sa promesse de jardin d’Eden, de paradis perdu qui s’inscrit encore dans ces explorations formelles. Le quadrillage coloré se marque par la trace de porter une promesse d’utopie. D’un temps futur inscrit au passé.

    C’est la raison pour laquelle l’objet est visible par intermittence. Faisant parfois signe, parfois totalement liquidé, écarté. Il y a ainsi du battement de ciel et de l’échappée… Et celui ou celle qui parcourra l’espace fera une expérience aussi intense que fragile. Celle de l’avant-dernier regard.

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