du 15 janvier – 14 février 2015
vernissage le jeudi 15 janvier à 18h
ouverture du mercredi au samedi de 15h à 19h
GEOGRAPHIE D’UNE HISTOIRE Fragments tirés d’un grand sommeil noir
Cette installation documentaire constitue peut-être avant-tout un grand poème sombre et brillant. Quatre personnes qui avaient vingt ans en 1962 expriment leurs positions antagoniques lors de la guerre d’Indépendance algérienne. Une amitié les relient, mais cette histoire était laissée enfouie. Leurs récits solitaires, stratifiés au cours d’un exigeant processus réflexif, s’entrecroisent et se rencontrent seulement là, sur l’écran de la mémoire.
exposition du 15 janvier 2015 (vernissage) au samedi 14 février 2015
ouverture du mercredi au samedi de 15h à 19h – entrée libre – visites de groupe sur rendez vous
Sur une proposition de La compagnie Claire Angelini a été en résidence dans le quartier de la Berthe à la Seyne-sur-Mer en plusieurs séjours de décembre 2013 à octobre 2014. Elle a obtenu pour ce projet la bourse Identité Parcours Mémoire.
Partenariat avec le Polygône étoilé.
Latifa, Algérienne de souche, Aline et Louis d’origine pieds-noir, et Annie, une Française engagée très tôt en faveur de la cause algérienne, avaient 20 ans en 1962. Ils vivent tous aujourd’hui dans la même ville portuaire, à la Seyne-sur-Mer. Ils ont une expérience commune de vie en Algérie, dans la période cruciale de la fin des années cinquante à l’Indépendance. Paradoxalement, ils n’ont jamais échangé entre eux sur cette histoire, laissée enfouie.
Au fil de l’année 2013, chacun, seul avec la réalisatrice, s’est livré à un lent et délicat exercice d’anamnèse de cette période, sous l’égide d’un dispositif singulier : après avoir enclenché leur récit à partir d’une écoute de fragments d’un film sur l’Algérie réalisé précédemment par l’artiste, leur récit a été retranscrit pour leur être soumis à la séance suivante, et être à nouveau enregistré avec ce que cela comporte de validation, de dénégation, et d’ouverture à d’autres récits. Au fur et à mesure des rencontres, ce jeu de miroir entre l’écrit et l’oral a stratifié au passage chaque souvenir, et permit à ces personnes de suivre au plus près leur parole, avec ses tours, ses retours et ses détours, dans un parcours à la fois maitrisé et décentré par la confrontation à sa propre énonciation.
Des images ont surgi au cours de ce travail d’élaboration et de réflexion. Elles sont ici les traces de la difficulté du travail sur soi, autant que les visions lacunaires de leurs souvenirs : un album de guerre, des photographies de famille, quelques magazines de l’époque, un manuel d’histoire et de géographie d’école primaire. Au terme du processus et cinquante ans plus tard, ces lambeaux tirés d’un grand sommeil noir, ressemblent à des tessons éparpillés. Une constellation fragile qui restitue sur un mode fragmentaire la géographie mentale, singulière ou convenue, propre à chacun d’eux. Le projet ne prétend pas en recoller les morceaux mais offre ces improbables facettes d’une histoire commune, parlée au quotidien par ceux qui l’éprouvèrent.
La mémoire est un mouvement du présent, elle se tisse aux jointures d’une amitié qui lie ces quatre personnes par-delà les antagonismes de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne. Leurs histoires, qui ne s’étaient pas rencontrées dans la vie, et qui restent un non-dit entre eux, se rencontrent ainsi sur l’écran, loin des commodes simplifications qui rassurent. Leurs contradictions innervent notre histoire.
NOTES DE L’ARTISTE
Le projet s’inscrit à la suite de deux précédents films, Le retour au pays de l’enfance, (2009) et La guerre est proche (2011) qui ont conduit l’artiste à cheminer sur les failles et blessures de la mémoire/histoire franco-algérienne : dans le premier, en suivant pas à pas les trajets mémoriaux et les réflexions politiques d’une femme au destin singulier, Narriman, dont les pensées et convictions s’enracinent dans l’histoire d’un village des Aurès martyrisé par l’armée française au moment de la guerre d’Algérie. Dans le second, en restituant le témoignage d’une « fille de harki » enfermée au camp de Rivesaltes avec ses parents entre 1962 et 1965.
Avec Géographies d’une histoire – fragments tirés d’un grand sommeil noir, il a semblé nécessaire de rester cette fois encore de ce côté-ci de la Méditerranée, pour remettre en mouvement le chantier de l’histoire. Le projet est issu d’une rencontre au sein d’une association de la Seyne-sur-Mer. Il s’est développé à l’occasion d’une résidence à La Compagnie, Marseille.
Latifa, Algérienne de souche, Aline et Louis d’origine pieds-noir, et Annie, une Française engagée très tôt en faveur de la cause algérienne, sont issus de ce qu’on appelle les « classes populaires ». Ils avaient enfoui leur histoire au plus profond de leur mémoire. En les rencontrant, l’artiste a été immédiatement captivée par les positions diverses tenues par chacun sur l’échiquier de l’histoire franco-algérienne. Paradoxalement, ils n’avaient jamais souhaité échanger sur leur commune expérience de vie en Algérie dans la période cruciale de la fin des années cinquante aux premiers moments de l’Indépendance.
L’enjeu du projet a été ici un patient travail d’accouchement de la parole : faire advenir un récit chez ces quatre protagonistes, être la chambre d’écho rendant possible leur introspection.
Pour l’artiste, la décision a été d’entamer cet échange sans passer par la situation classique du jeu des questions/réponses qui suppose une position d’interviewer fondée sur l’idée d’une maîtrise voire d’un pouvoir. Réfléchissant aux notions de vérité et de témoignage, elle propose ici un autre protocole, comme matrice conceptuelle et sensible de ce projet : préférant la position de passeuse de récits, elle a choisi dans ses archives sonores des rushes de son travail autour de l’Algérie ainsi que d’autres documents sonores qui lui ont semblé pertinents pour les faire entendre aux quatre protagonistes. C’est à partir de cette écoute que chacun s’est alors déterminée, développant un point de vue en réaction aux propos entendus, anecdotes et associations d’idées surgissant au hasard, telles des images latentes dans un bain photographique.
Ces premiers fragments ont été retranscrits puis offerts en lecture aux protagonistes. Ce jeu d’aller et retour crucial a permis à Aline, Louis, Latifa et Annie de garder une maîtrise sur leur parole et en même temps de se confronter à leur propre mémoire, c’est-à-dire de conserver ou au contraire d’infirmer et de nuancer ce qui avait surgi spontanément au cours de l’échange précédent. Se capte ainsi une mémoire à la fois stratifiée dans sa réitération inlassable, et singulièrement fissurée par ses propres interstices, ceux-ci dûs aux lectures et relectures successives.
Ces lambeaux forment le terreau du projet, conduisant alors à dégager des thèmes réunissant ou séparant mes interlocuteurs sur les lignes de faille de l’histoire elle-même.
Les images, elles, documentent d’abord la situation de l’échange. Elles en inscrivent visuellement le protocole. Portraits d’une situation, elles relatent par des vues photographiques en noir et blanc re-filmées au banc-titre, l’intrusion encombrante des appareils d’enregistrement dans l’espace intime de ces personnes, mais aussi le labeur de la mémoire, la difficulté de la prise de parole, la suspension temporelle de ces moments où tour à tour Aline, Latifa, Louis ou encore Annie, ont peiné à trouver le mot juste, ont hésité, ont éprouvé l’irrémédiable fragilité de leur mémoire.
Le souvenir étant pourtant aussi un mouvement du présent ré-actualisant le passé, le cadre de vie des personnes, intérieur et extérieur, a pris ici toute sa place. Les appartements, lieux de vie et du travail, accompli au sein du projet, participent de cet espace de mémoire comme décor de soi ou autoportrait aléatoire.
Le cadre, ce sont aussi ces paysages caractéristiques de la Seyne, vus depuis les fenêtres de chacun de ces quatre protagonistes qui découpent déjà un champ proprement cinématographique dans le réel. Ces fenêtres ouvrent un espace travaillé à la fois par la profondeur de champ et cependant limité par l’exercice même concernant à filmer depuis ce point de vue d’emblée découpé. Elles racontent sur un autre mode l’intimité de chaque personnage et posent la question du hors-champ.
Un lieu s’est absenté à l’image, pour mieux s’inscrire dans le récit entendu : on entend parler de l’Algérie, on voit la Seyne-sur-Mer. Des paysages, des situations à la fois proches et irréductiblement différentes. Dans cette substitution d’une image par une autre se joue l’absorption inconsciente des personnes dans une mémoire sensible hantée par un Ailleurs.
Ce fantôme traverse aussi leurs archives : celles-ci ont été photographiées à l’artiste au cours des entretiens, pour étayer ou préciser un récit. Dans l’installation, elles réapparaissent sous forme de détails filmés au banc-titre tels les éclats fragiles d’une mémoire démembrée.
Parallèlement, les protagonistes ayant aussi évoqué d’autres sources visuelles marquantes pour eux, l’artiste a mené une enquête visuelle qui l’a conduite à se confronter à l’iconographie de Paris-Match et de certains manuels de géographie qu’ils ont eu entre les mains au collège et au lycée. Ces sources – représentatives de l’idéologie coloniale – viennent cogner le récit des protagonistes, en un redoublement discursif parfois troublant dans le montage.
Trois des personnes ayant refusé d’être filmés frontalement, cet « empêchement » est devenu pour le projet une caractéristique de son langage visuel. Cela supposait l’invention d’un corps dans son absence même.
Une absence qui fait mieux ressortir la présence d’Annie, seule à avoir accepté de s’offrir toute entière au regard de la caméra de par sa position singulière. Avant de commencer à parler, elle a écouté longuement. On entend ainsi certains récits à travers elle, tandis que sur son visage attentif, les émotions passent tout comme la dimension du jugement.
Cette recherche au cours de laquelle les protagonistes du projet creusent dans les couches enfouies de leur mémoire se veut essentiellement archéologique. Avancer à tâtons sur un champ de fouilles est la situation de l’artiste confrontée d’abord au tri puis au réagencement intelligible des fragments retrouvés. Ces fragments retrouvés à l’état de restes ne constituent de toute façon qu’une toute petite partie de l’histoire dont il est question.
Le spectateur ne saurait ici se faire une idée précise de l’époque dont on parle, car les souvenirs, outre qu’ils sont forcément aléatoires, ne dressent aucun portrait réellement exhaustif des évènements historiques.
Cependant, l’usage d’une certaine chronologie permet de réintroduire une cohérence au long d’une ligne essentiellement brisée, trouée de blancs comme les parts manquantes d’un puzzle.
L’importance de ces fragments tenant à leur incomplétude même, ce qui compte ici devient surtout le choc sensible que provoque la mise en relation de points de vue radicalement opposés, et, au sein des contradictions ainsi mises en relief par le montage, au surgissement inattendu de tel ou tel emboîtement.
Si le travail s’est noué en accordant d’emblée une prééminence au témoignage, le montage, s’appuyant sur cette particularité, s’appuie sur une dissociation entre image et son.
En réalité, ce « décollement » est censé réfléchir la notion de hors-champ. Le hors-champ ce n’est pas seulement ce qui est à l’extérieur du cadre visuel mais la façon dont le son joue avec l’image, le vu avec l’entendu. Ce jeu de tensions, tiraillements, décalages, est un autre type de contrat narratif passé avec le spectateur.
Cette recomposition de récits s’offre ici de facto comme un espace de géographie psychique visant à une écriture singulière de l’histoire. Il s’agit d’esquisser un paysage propre, loin du discours convenu des mémoires et des mémoriaux officiels.
Présentation du projet sur le site de l’artiste :
http://www.claire-angelini.eu/art/geographies-install.html